III/ POLLOCK, ETRE OU PEINTRE EXCEPTIONNEL ?
Alors que les photographies et les films de Namuth sont largement diffusés, le "mythe Pollock" ne fait que s'accroître. Il a en fait été créé pour un public populaire avide de spectacle et surtout plus intéressé par le mystère régnant autour de Pollock que par sa peinture-même. Il faut dire que le travail de Namuth s'y prête aisément. Quelles sont les limites de ce mythe ? Peut-on vraiment considérer Pollock comme le héros américain des années cinquante ?
1. Le mythe Pollock.
Les médias ont fait de Pollock un personnage.
Il a été qualifié de : "franc-tireur, cow-boy rebelle ;
lui ont aussi été attribués des adjectifs comme : violent,
sauvage, romantique, impulsif, déchaîné, ... "(30).Ainsi,
l'on comprend la description de Daniel Wheeler :
Il était inévitable qu'un art aussi saisissant attire
aussitôt l'attention, sinon par ses nombreuses subtilités, du
moins par sa franchise et sa passion galvanisantes, et surtout
par le surprenant iconoclasme du processus pictural. Si bien que,
pendant qu'un critique philistin de la presse populaire baptise
Pollock "Jack the Dripper "( "Jack l'Egoutteur
"), d'autres auteurs, plus convaincus mais à peine moins désorientés,
s'emparent de la force épique des grandes toiles et commencent
à faire jouer à Pollock le rôle de l'archétype américain, du
héros-martyr, du cow-boy génial, mais incapable de s'exprimer,
solitaire et incompris au milieu d'une société ignorante et
ironique. (31)
L'Art de Pollock marque donc une rupture. Le terme "iconoclasme" implique que sa technique a brisé l'image de la peinture traditionnelle américaine. Et, si un critique, peu ouvert à la nouveauté offerte par le dripping, baptise Pollock, "Jack the Dripper", le tournant capital marqué par cette technique est exploité par de nombreux auteurs qui vont "faire jouer à Pollock [un] rôle". Dès ce moment, les termes "jouer "et "rôle" démontrent clairement que leur interprétation n'est plus réaliste mais "fictive", conditionnée par le travail de Namuth. On associe alors à Pollock des expressions très radicales, comme "archétype américain" faisant de lui un modèle idéal pour l'Amérique, "héros-martyr" où si l'on prend la définition mythologique, transforme Pollock en demi-dieu ayant beaucoup souffert ; enfin, "cow-boy génial" qui rappelle les origines du peintre né à l'Ouest dans le Wyoming. L'adjectif laudatif "génial" qualifie en même temps le talent de Pollock. Alors que ces expressions hyperboliques reflètent les attentes du public américain, les adjectifs "solitaire" et "incompris" renforcent le côté mystérieux de Pollock.
David Anfam, professeur d'histoire de l'art à
Londres, critique aussi l'approche mythique de Pollock, notamment
ceux :
(...) le représentant comme un artiste génial et tourmenté,
sans autre rival que Picasso, noyant ses démons personnels sous
des enchevêtrements de couleurs. (32)
Les adjectifs "génial "et "tourmenté" sont du même ordre que dans l'exemple précédent, en effet ils répondent aux "fantasmes" du public qui ne recherche pas un peintre mais un héros sombre, mystérieux et américain. La référence au peintre espagnol Pablo Picasso renvoie d'une part au Cubisme, puisque Pollock s'y est intéressé mais aussi, d'autre part, au symbole que représente ce peintre. Picasso est un grand artiste reconnu, le sens restrictif de "sans" implique que Pollock est lui-même un artiste reconnu et son dernier rival serait Picasso. Cette fausse "rivalité" ne fait que renforcer le mythe Pollock. Enfin, à défaut de réfléchir sur les motivations réelles de Pollock lors de l'exécution de ses "drip paintings", il semble avoir été convenu unanimement que ses problèmes, d'alcool ou autres, sont à l'origine de son travail.
Bref, les médias ont créé autour de Pollock un mythe faisant du peintre un héros fascinant. Il faut bien convenir que le côté sombre et mystérieux de Pollock (si bien représenté à travers les photographies de Namuth), ne pouvait que les encourager ? Sa mort tragique dans un accident de voiture, le 11 Août 1956, ne fait que raviver l'imagination du public. Mais, peut-on vraiment réduire le travail de Pollock à une image, celle d'un personnage profondément troublé ?
(30) Justin Spring, Op. Cit., p.6.
(31) Daniel Wheeler, L'Art du XXème siècle de 1945 à nos
jours, Flammarion, Paris, traduit par J. F. Allain, D.
Collins, M. Pencreac'h, C. Piot et J. F. Mebériaux, 1992, p.40.
(32) David Anfam, L'expressionnisme Abstrait, Op. Cit.,
p.9.